Cézanne tenant d'une seul main
toute l'amplitude féconde de la terre
la belle vigueur des fruits
Je ne connais pas tous les fruits par
cœur
ni la chaleur bienfaisante des fruits
sur un drap blanc
Mais les hôpitaux n'en finissent plus
des usines n'en finissent plus
des files d'attente dans le gel n'en
finissent plus
des plages tournées en marécages n'en
finissent plus
J'en ai connu qui souffrait à perdre
haleine
n'en finissent plus de mourir
en écoutant la voix d'un violon ou
celle d'un corbeau
ou celle des érables en avril
N'en finissent plus d'atteindre des
rivières en eux
qui défilent charriant des banquises
de lumière
des lambeaux de saisons
ils ont tant de rêves
Mais les barrières les antichambres
n'en finissent plus
Les tortures, les cancers n'en
finissent plus
Les hommes qui luttent dans les mines
aux souches de leur peuple
que l'on fusille à bout portant
en sautillant de fureur
n'en finissent plus
de rêver couleur d'orange
Des femmes n'en finissent plus de
coudre des hommes
et des hommes de se verser à boire
Pourtant malgré les rides multipliés
du monde
malgré les exils multipliés
les blessures répétées
dans l’aveuglement des pierres
je piège encore le son des vagues
la paix des oranges
Doucement Cézanne se réclame de la
souffrance du sol
de sa
construction
et tout l'été dynamique s'en vient
m'éveiller
s'en vient doucement éperdument me
léguer ses fruits
Marie Uguay, poète
1955-1981
1955-1981
Ville Émard, Québec